Carnet de route de Gabriel DELOR. (septembre 1915)

Gabriel Delor est un soldat, originaire de la région parisienne  qui a tenu un journal pendant la première guerre mondiale. Son petit-fils, M Bernard Marc a contacté la mairie de Mamey à la recherche des noms de lieux cités dans son journal. J'ai dans un premier temps illustré ce journal avec les noms de lieux évoqués, puis je l'ai mis en comparaison avec le Journal de Marches et d'Opérations (JMO) du 302e régiment d'infanterie et j'ai ajouté des photographies provenant de la Section Photographique de l'Armée (SPA). Ces photographies sont datées par ce service quand les photos ont été recadrées,  j'ai remis la date indiquée à l'origine. Le petit-fils de M. Delor  m'a autorisé à mettre en ligne ce journal qui fait référence à de nombreux lieux de notre région.

Gabriel Delor fait son service militaire en 1906-1907 à Lunéville et commence la guerre dans un régiment de Dragons du 3 août 1914 au 23 août 1915 puis il incorpore le 302e régiment d'infanterie qui va aller se battre sur Regniéville de septembre 1915 à mai 1916. Il est à la 21ème compagnie du 6ème bataillon.

Gabriel arrive en Pays de Haye le 24 août 1915 après les grands combats du printemps qui ont ravagé ce secteur. Il va surtout connaître des bombardements pendant son séjour, faire du terrassement pour remettre les tranchées en état, s’initier à la signalisation optique.

Le 302e régiment est composé de 2 bataillons, le 5e bataillon avec les 17, 18, 19, 20e compagnie et le 6e bataillon  avec les 21, 22, 23, 24e compagnies, avec 162 sous officiers, 1928 hommes de troupes et 126 chevaux le jour de son départ de Chartres le 9 août 1914. Le 302e régiment fait partie de la 129e brigade et il est commandé par le lieutenant colonel DESTHIEUX.

A la fin du mois de juin 1915, le 302e régiment intègre la 65e division et vient remplacer le 34e régiment colonial  dans les tranchées de Regniéville.

JMO du 302e régiment.

4 juillet 1915 : le colonel vient occuper son poste de commandement au ravin de Jolival. (Lieu situé après le pont des Quatre Vaux en direction de Regniéville)
12 juillet 1915 :  Le ministre de la guerre vient visiter le secteur de la 65e division accompagné par le général ROQUES et le général DUBAIL. Il s'arrête quelques instants à Martincourt.
22 juillet 1915 : Le colonel VALENTIN visite la position et témoigne sa satisfaction des travaux effectués par le 102e.
21 août 1915 : Le régiment est muni du nouveau casque de tranchée. 
23 août 1915  : Le général ROQUES commandant de la Première Armée vient visiter les positions qu'il trouve bien organisées. 

Carte du secteur concerné.

24 août 1915 .

Parti de Chartres à midi, passé par Patay, Les Aubrais, Dijon, Neufchâteau et Toul, arrivé le 26 août à Toul à 8H1/2 du soir après 32H1/2 de voyage en chemin de fer, nous couchons dans une caserne à Toul, nous repartons le lendemain matin à 9H1/2 par un petit chemin de fer qui nous descend dans les bois et nous partons à pied par une chaleur épouvantable avec le sac et tout l'équipement, nous passons à Martincourt, pays d'évacuation pour le 302ème d'infanterie.

25 août 1915.
Nous traversons toute une vallée et nous arrivons au bureau du colonel, joli chalet construit par les soldats. Je suis versé à la 21ème (Compagnie), de là nous partons à 7H1/2 pour les tranchées de première ligne, nous commençons à entendre le canon, nous prenons le boyau qui nous mène au pays de Regniéville, pays complètement détruit, car il ne reste plus une seule maison. Les obus arrivent de tous les côtés; nous commençons à trembler. A 8h1/2, nous recevons le baptême du feu. 

Le front est au nord et à l'ouest du village qui a été repris aux Allemands le 5 avril 1915

25 août 1915 : (JMO 129e brigade p35) Bombardement de Regniéville.

26 août 1915. 
On me fait coucher dans un trou dans la tranchée à 150 mètres des boches. Le bruit des obus, des balles, des torpilles et des crapouillots me rend à moitié fou. Impossible de fermer l'œil; je tremble dans mon trou en pensant qu'à chaque minute il peut me tomber un de ces engins sur la tête. 

Pour répondre aux redoutables ’minenwerfers’ allemands, les Français exhumèrent des arsenaux de vieux mortiers de plus de 50 ans d’âge, qui avaient été conçus par les ingénieurs de Napoléon III pour tirer des boulets en fonte (p. ex. de 150 mm) ! Leur taille trapue leur conféra le surnom de ’Crapouillots’. 

Le vieux canon de 58 fut ainsi utilisé dès 1915 pour envoyer des torpilles à ailettes munies d’une queue qu’on enfilait dans le tube en fonte.

Le bon vieux système "D" fit aussi des siennes en donnant naissance à des engins fabriqués à l’aide de douilles et d’obus de 75 et de 77 mm, aussi dangereux pour les artificiers que pour l’ennemi... Enfin, de nouveaux formats modernes furent mis en service avant la fin du conflit (75, 150, 240 mm).

Dans l’argot des Poilus durant la Première Guerre mondiale, le terme "torpille" désignait un projectile d’artillerie de tranchée.
L’ensemble des mortiers de tranchée furent appelés torpille. De même, par extension, l’ensemble de leurs projectiles, quels qu’en soient le calibre ou la nationalité. Les mortiers allemands furent dénommés Minenwerfer. Les torpilles étaient souvent employées pour la destruction d’édifices comme abris et tranchées.

27 août 1915. 
A 6h du matin, je prends la première garde jusqu'à 10h. On regarde les tranchées des boches par des créneaux et on aperçoit les réseaux de fils de fer et chevaux de frise français et boches. Le soir, nous passons en deuxième ligne à 6h du soir.

27-28-29 août 1915. 
Nous allons faire des tranchées à 50 mètres des boches entre leurs tranchées et les nôtres. De minuit à 4h du matin, les balles sifflent de tous côtés. Nous sommes sur le terrain à découvert. 

28 août 1915. 
A 2h du matin, un camarade est tué sur le coup d'une balle en pleine tête.

29 août 1915. 
La pluie se met à tomber à torrents. Nous travaillons dans la boue. A 4h du matin, nous rentrons traversés jusqu'aux os. J'arrive pour me coucher dans mon trou et je trouve 20 cm d'eau dedans. Quelle terrible déception, et les obus qui passent constamment au-dessus de ma tête. Je vais me coucher dans un autre trou avec un camarade. Je grelotte car je suis traversé et je reste comme çà couché sur la terre jusqu'au matin. 

30 août 1915. 
Au soir, à 10h, nous sommes relevés des tranchées et nous partons dans un petit pays, à Mamey, où il ne reste plus que le garde champêtre et deux vieilles gens. Dans ce pays, les boches sont venus 3 fois de suite. Il ne reste plus de portes ni de fenêtres, et beaucoup de maisons sont détruites; l'église est restée intacte. 

31 août 1915. 
Le matin, je fais ma toilette, chose que je n'avais pas faite depuis Chartres, nous avons couché dans des abris de bombardement. Le soir, nous prenons la garde dans le pays. 6h de faction pendant 24h. Nous sommes à 4 km des boches.  


1er septembre 1915. 
Nous partons à 6H du soir pour un autre cantonnement dans la forêt, le Bois Brûlé (au Nord-Ouest de Mamey). Nous couchons dans des cabanes, il tombe de l'eau et l'eau traverse les cabanes.

Carte de l'État-major 1820-1866. On peut avoir une idée plus exacte de la couverture boisée où progressent les combattants. On remarquera que les villages détruits de Regniéville, Remenauville qui aujourd'hui sont en plein bois, sont au milieu des champs au XIXè siècle. A droite une carte montrant les tranchées allemandes (bleu) et françaises (rouge) au nord de Regniéville, à la hauteur du cimetière sur la route de Thiaucourt.

2 septembre 1915. 
Départ à 7H du soir jusqu'à 2H du matin, faire des tranchées dans 15 cm d'eau, nous avons les pieds trempés jusqu'aux mollets et couverts de boue. Nous revenons nous coucher dans cet état dans les cabanes où il tombe toujours de l'eau. 

3 septembre 1915.
Repos toute la journée et toute la nuit. Toujours un temps épouvantable. 

4 septembre 1915. 
Travail aux tranchées mais de retour 1h après à cause de la pluie. Le reste du temps, repos.

5 septembre 1915 .
Dimanche repos complet.

6 septembre 1915. 
Travail de tranchées de 6h1/2 à 4h du soir, déjeuner sur l'herbe à 3H1/2 du soir. Bombardement par les boches, je reçois un petit éclat d'obus sur la main mais qui ne me fait rien. Il en tombe de tous les côtés. C'est un duel d'artillerie, les nôtres ont le dessus. 

 6 septembre 1915 : (JMO 302e RI ) Vers 19 heures, bombardement assez violent de Gautier et Rycklinck par bombes et torpilles.

7 septembre 1915. 
Le matin, corvée de lavage. On peut se débarbouiller, cela fait du bien. L'après-midi, repos. Le soir, corvée pour aller porter des pieux à Regniévillle. 

8 septembre 1915. 
Repos le soir. Nous remontons dans les tranchées de première ligne. Je prends la faction de 11h à 3h du matin. 

9 septembre 1915. 
Je prends la faction de 5h à 9h, les boches font des tranchées toute la nuit à 100 m de nous. Ce matin, ils nous ont envoyé des torpilles et des crapouillots en quantité. Il y a une tige qui est tombée à 1 m de moi.

9 septembre 1915 : (JMO 302e RI ) A 22 heures, seize torpilles tombent sur la tranchée Rycklinck tuant un homme de la 23e compagnie et en blessant un autre.

10 septembre 1915 
Journée calme et nuit assez calme. Faction de 11h à 4h du matin. Nuit très froide. Faction à la sape. Les boches travaillent devant nous; 2h accroupi dans la sape, je suis très fatigué.

10 septembre 1915 : (JMO 302e RI ) Bombardement habituel par bombes et torpilles des tranchées de première ligne. de nombreux obus de 77 tombent sur Regnièville.

11 septembre 1915 
Journée belle. 4h de l'après-midi, bombardement intense : les 75, les 105, tout marche et passe au-dessus de ma tête, mais je commence à m'y habituer. A 7h du soir, les boches nous envoient encore des crapouillots, torpilles et bouteilles pendant une demi-heure, moment terrible, faction de 6h du soir à minuit. 

11 septembre 1915 : (JMO 302e RI ) A 18 heure 15 trois obus de 120 français tombent sur la tranchée de la Marne blessant 3 hommes et en commotionnant deux autres.

12 septembre 1915 
Faction de 5h à 10h. Encore les torpilles, etc... des boches. 

13 septembre 1915
Les boches sont calmés. Le soir à 8h1/2, nous sommes relevés des premières lignes pour aller en réserve près du colonel, dans les bois à l'entrée du boyau de communication. Nous sommes dans des baraques assez confortables, bien couvertes faites par le 32èmeterritorial. Nous couchons sur des lits de treillage, les uns au-dessus des autres, comme dans un bateau. 

Des noms ont été donnés aux tranchées, Gautier, Rycklinck, Marne, Belgrade,  Nancy, Verdun .... Gabriel Delor fait souvent référence au colonel, je suppose que c'est le lieu ou est installé le PC du colonel du régiment, lieu encore appelé Belgrade sur les cartes.

14 septembre 1915 
Corvée de terrasse et maçonnerie des baraques. 

15 septembre 1915 
Corvée à Regniéville : porter des fils de fer et des torpilles de poids 15 kg. Nous avons nos nuits tranquilles. 

16 septembre 1915 
Même corvée que la veille, nous attrapons des suées à passer dans les boyaux qui, très étroits par place, gênent pour marcher.

17 septembre 1915 
Nous sommes relevés des tranchées, nous partons dans une vallée tout à fait sur la hauteur, dans des baraques en pierre. Nous couchons sur des chaises en bois et c'est très dur pour les reins. 

18 septembre 1915 
Repos toute la journée. J'ai été faire ma toilette des pieds à la tête. 

19 septembre 1915 
Le matin, j'ai fait ma toilette dans des lavabos qui sont installé près d'une source. L'après-midi, nous avons fait des claies pour de nouvelles cabanes. 

20 septembre 1915 
Comme la veille: Faire des claies.  


21 septembre 1915 
Le matin, faire des claies. Le soir, aux douches installées dans un moulin près de Martincourt.

Ruines du Moulin Guibin

Sources de St Jacques

22 septembre 1915 
Le matin, faire des claies. Le soir, repos. Les boches font un bombardement de 10h du matin à 5h du soir sur les pièces d'artillerie qui sont en face de nous dans les bois. Elles ont été probablement aperçues par un avion boche. A côté de nous, il y a un 75 monté sur un affût pour tirer sur les aéros. Le bombardement a été terrible, les éclats viennent jusqu'à nous; nous sommes obligés de nous sauver dans les bois. Il y a du 77, du 105 et du 210,  les cuisines du 311ème Régiment sont détruites. Il y a un caporal tué. Tout le monde, dans la vallée, n'a que le temps de se sauver. Le bruit est infernal.

23 septembre 1915 
Le matin, repos. Le soir, nous remontons aux tranchées de première ligne. A 7h, le service est changé. Nous couchons dans les abris cavernes. Il n'y a plus que deux Compagnies en ligne. Les deux autres sont en réserve. La place manque dans les abris qui sont très étroits. Nous dormons assis sur nos sacs. 

24 septembre 1915 
Repos toute la journée. Le soir, nous allons travailler dans la sape de minuit à 5h du matin. 

25 septembre 1915 
Nous prenons la faction de 7h du soir à 7h du matin. 

26 septembre 1915 
Je suis de faction de 7h du soir à 7h du matin. La pluie tombe toute la nuit. Les torpilles, bouteilles et crapouillots tombent aussi à volonté. Nos artilleurs les bombardent jour et nuit. Alors ils se vengent sur nous. Nous quittons la tranchée de première ligne.   

27 septembre 1915 
Le matin, nous allons piocher en face des boches, courbés en deux dans un boyau très étroit. Nous ne pouvons lever la tête: Les boches pourraient nous voir et nous fusiller. Il fait un temps épouvantable. Nous sommes couverts de boue. Le soir à minuit, nous y retournons et la pluie tombe toujours. Nous montons piocher sur la tranchée, les boches nous fusillent. Les balles passent à côté de nous à chaque seconde. Ils lancent des bougies pour voir où nous sommes. A chaque minute, nous nous couchons à plat ventre dans la tranchée qui est peu profonde, 30 cm à peu près. Nuit terrible, nous attendons la mort à chaque instant et nous sommes dans un état épouvantable. 

28 septembre 1915 
Repos toute la journée. Nous allons en deuxième ligne dans le village de Regniéville. Le soir dans les caves à 5h, les boches nous filent un bombardement terrible comme jamais ils en avaient fait sur notre secteur pendant une heure. La 22ème compagnie qui nous avait remplacés perd la tête. L’on nous crie alerte, les boches sont dans nos tranchées. Nous sautons sur nos fusils et nos cartouches. On nous distribue des munitions et des grenades. Nous restons dans les boyaux en attendant l'ordre pour aller à l'assaut des boches, mais l'on nous renvoie 2heures après, il y avait une fausse alerte. Malgré cela, nous nous sommes couchés avec nos cartouches sur le dos. Il y a des boyaux qui sont complètement démolis. Les hommes qui étaient partis chercher la soupe ont été bombardés dans les boyaux. Il y en a qui ont eu peur, flaquant la soupe par terre; les hommes se sont brossés. La nuit a été tranquille, nous avons pu dormir à notre aise malgré çà, avec l'équipement sur le dos. 

 

28 septembre 1915 : (JMO 129e brigade p37) L'ennemi dans les 24h parait vouloir donner l'illusion d'une puissante artillerie. A 17h une attaque parait vouloir se déclencher. le front du 312e et du 302e est pris à partie par un feu violent d'artillerie 77 et quelques 105. Le tir s'étend aux batteries de 75 etc. et arrose tout le secteur de la 129e brigade; A 17h 45 l'ordre d'alerte est donné aux troupes de la 129e brigade. A 20h l'ordre est levé, aucun dégât à signaler.

28 septembre 1915 : (JMO 302e RI ) Le général LEBOCQ commandant de la 73e Division vient visiter la position de Regnièville. A 17 h les Allemands effectuent un violent bombardement sur les première et deuxième lignes et sur les batteries. L'intensité du feu laisse supposer une préparation d'artillerie en vue d'une attaque et les dispositions d'alerte sont immédiatement prises dans tout le secteur. a 18h 30 le bombardement est terminé mais les troupes restent alertés pendant toute la nuit la fusillade est assez vive sur le front de la position.

29 septembre 1915 
Journée tranquille, nous avons été piocher de 8h à minuit. 

30 septembre 1915 
Repos toute la journée. La nuit, les boches ont fait marcher leurs mitrailleuses mais les nôtres se sont misent à marcher aussi. Cela faisait un bruit épouvantable. Les balles sifflaient de tous les côtés à la fois, nous avions la supériorité du tir.